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“Alors nous, on a surtout une culture hyper-forte.”

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Cet article a été initialement publié sur LinkedIn.

Cher LinkedIn, je note avec un mélange de satisfaction et d’inquiétude que tu t’intéresses de plus en plus au sujet de la culture dans les organisations. La culture, ce superbe mot-valise à grande capacité de hashtags, qui permet d’entasser tous les substantifs que tu sais si bien rendre incontournables, à force de les marteler partager, d’#empowerment à #bienveillance.

Au moment où j’écris ces lignes, tout Internet s’esclaffe – ou s’indigne – sur la vidéo de Théobald le start-upper et son enthousiasmante « culture de guerre ». Les mots et le discours sans filtre font sursauter, tant ils sont loin de l’impressionnante enfilade de poncifs que tu nous proposes chaque jour sur la culture d’entreprise, cher LinkedIn.

Parce que contrairement à l’Ego, abordé dans un article précédent, les gens bien se doivent d’en avoir une (je parle toujours de la culture d’entreprise, rassurez-vous) : « hyper forte » évidemment, fièrement portée par son(sa) dirigeant(e), de vidéos en conférences inspirantes, déroulée en quelques mots clés, une baseline pitcheuse censée décrire en termes positifs la personnalité de l’organisation, et attirer en masse talents, candidats, clients, investisseurs, journalistes, ou followers.

Comme pour l’Ego, je suis frappée par ce processus alliant raccourci sémantique et soigneuse vidange de toute substance : près de 30 ans de pratique et d’étude de toutes sortes de cultures d’organisations m’ont plutôt convaincue que ce sujet est tout sauf simple – que l’on choisisse de l’aborder depuis le champ de la sociologie, de la psychologie, des sciences de gestion, ou avec un cocktail de tout ça.

Alors cher LinkedIn, je comprends à la fois ton intérêt pour cette nouvelle frontière mystérieuse de la Culture Hyper Forte, et ton besoin de la simplifier en un hashtag et 1200 caractères. Mais j’y vois aussi quelques risques.

La culture peut se décrire comme un ensemble de comportements attendus et valorisés au sein d’un groupe social – donc à partir de 2 personnes. Mais cet ensemble de comportements est le résultat visible d’une dynamique beaucoup plus complexe, et essentiellement invisible aux yeux des parties prenantes. Ah tiens, comme l’Ego !

La culture d’une organisation – tout comme la personnalité individuelle – ne peut réellement se comprendre qu’en analysant de près ce qui compose cette dynamique invisible :

  • La personnalité, les croyances, les normes et les systèmes de valeurs de toutes les parties prenantes (dirigeants, fondateurs, actionnaires, clients, fournisseurs, influenceurs internes ou externes à tous les étages),
  • L’histoire de l’organisation et son positionnement sur son cycle de vie,
  • Ses conditions de marché et les transformations de son environnement au sens large.

Comme tout organisme vivant, ce que l’organisation exprime – via les comportements attendus et valorisés dans sa culture – est ce qu’elle croit être sa meilleure stratégie de survie, dans le contexte du moment.

La culture de guerre de notre start-upper exprime (à sa manière) ce que vivent de nombreux entrepreneurs ou freelance dans un contexte de démarrage : c’est bien plus éprouvant et difficile que ce qu’on imaginait. Meilleure stratégie de survie instinctivement choisie : il faut se battre tous les jours. Et c’est bien la meilleure stratégie : si l’on met de côté le vocabulaire un poil excessif de notre ami, difficile de trouver des projets qui sont nés et ont survécu sans cette énergie d’action et de conquête au démarrage.

Vous êtes toujours choqués par ses propos, et par la vision du monde qu’ils véhiculent ? Votre contexte est différent, ou face au même contexte, votre organisation a choisi instinctivement une autre stratégie de survie, opérant à partir d’un autre système de normes, croyances et valeurs. Ce qui ne signifie pas forcément que l’une soit “meilleure” que l’autre.

Au fil de sa vie et des changements de contexte, la culture de l’organisation ne cesse donc d’évoluer. Elle s’ajuste, de manière complexe et le plus souvent invisible, face à de multiples événements : individuels et collectifs, internes et externes.

Chercher à simplifier en quelques mots cette dynamique complexe porte un risque majeur, qui se résume en deux biais cognitifs : illusion de contrôle et illusion de connaissance.

Illusion de contrôle : tout comme l’Ego qui ne se supprime pas, la culture d’une organisation ne se décrète pas. Je sais, cher LinkedIn, tes pages sont pourtant peuplées de magiciens qui promettent de la « transformer », comme un appartement de retraités ou un look improbable dans ces émissions M6 que j’adore regarder moi aussi.

Mais tout comme l’Ego, la dynamique invisible de la culture peut devenir un sujet d’observation, pour être comprise, acceptée et apprivoisée. Tout comme l’Ego, comprendre les mécanismes et les systèmes de valeurs profondes qui pilotent silencieusement l’organisation permet surtout d’en distinguer les manifestations saines – par exemple l’énergie d’action, nécessaire à l’organisation pour sa survie dans le contexte du moment – ou toxiques – dangereuses pour la survie de l’organisation, car n’étant plus adaptées au contexte, comme par exemple une “culture de guerre”.

Illusion de connaissance : la plupart des entrepreneurs et dirigeants (nous en faisons partie) ont le même angle mort sur la véritable culture de leur organisation que sur leur propre Ego. Je connais ma boîte, quand même, c’est moi qui l’ai fondée, c’est comme mon enfant !

Alors non, en fait. Avalons ensemble cette pilule désagréable, et rappelons-nous juste que les mécanismes de fantasme et de projection sont extrêmement fréquents, et qu’ils font partie de notre humanité.

La simplification marketing de la culture en quelques mots encourage sa vision fantasmée, abondamment flattée et mise en valeur par de talentueux communicants, et contribue à élargir encore cet angle mort auquel nous sommes tous confrontés. Elle contribue aussi à creuser chaque jour l’écart entre l’affichage de surface, et la réalité du quotidien

Parmi les risques, quelques conséquences possibles (toute ressemblance, etc) :

  • nos talents ne restent pas, ou la qualité des recrutements est en baisse,
  • nos collaborateurs postent un jour des vidéos débiles, répandues tel un virus chinois sur les réseaux, nuisibles pour notre image et bien sûr « pas du tout représentatives de nos valeurs », selon le communiqué officiel publié à la hâte,
  • l’intégration des équipes de la boîte rachetée l’an dernier est bien plus compliquée que prévu, ces ingrat(e)s partent tous les uns après les autres avec leur expertise,
  • nos programmes de transformation managériale / diversité ne donnent pas les résultats attendus, pourtant on le dit partout qu’on veut plus de femmes et de profils atypiques au Board !
  • cette transition stratégique / économique / écologique ne décolle pas, les gens ne comprennent rien.

Bref, comme l’Ego : on peut blâmer l’incompétence des managers, le manque de vision du reste du CoDir, les exigences des actionnaires, la passivité moutonnière du marché, le mauvais esprit ou la résistance des collaborateurs… ou bien on peut choisir de soulever le capot de la culture, et de regarder en face le moteur invisible de l’organisation.

Il est possible qu’on n’y trouve pas exactement ce qu’on imaginait… mais le reste du voyage n’en sera que meilleur.

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