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“Le monde digital a pris le pouvoir sur nos capacités intellectuelles”

Publié le

Auteure, éditrice, conférencière, formatrice et consultante en cybersécurité, Delphine Chevallier est la fondatrice de la société Thalia NeoMédia, qui a notamment publié « Cyber-attaque ! Plongée au coeur du blackout ».

Elle est lauréate “Femmes en Vue” du concours Vox Femina 2020.

Entretien réalisé par Marie-Noëlle Borel.

Bonjour Delphine ! Pourrais-tu commencer par nous en dire un peu plus sur ton parcours ?

J’ai une expérience de plus 15 ans en RH dans des grands groupes internationaux, et plus spécifiquement le développement des ressources humaines, les problématiques d’engagement et de développement des compétences.
J’ai élaboré et mis en œuvre de nombreux programmes de formation et aussi de transformations sur de nombreuses thématiques.
En fait, mon parcours est varié et quelque peu atypique…
J’ai démarré ma carrière dans le secteur artistique, comme directrice générale d’un orchestre de chambre ! J’ai ensuite fait du conseil en organisation IT, puis de l’audit financier, et j’ai alors évolué vers les RH.
Je suis devenue auteure « Feel Good » du monde du travail probablement parce que très tôt, j’ai ressenti le besoin de trouver des angles nouveaux pour aborder la complexité croissante du monde des affaires.
Et aussi y rajouter une touche d’humour : une manière de (re)mettre de l’humain dans nos organisations, c’est de regarder les situations auxquelles nous faisons face avec le sourire, plutôt qu’avec du cynisme.

“Trouver des angles nouveaux pour aborder la complexité croissante du monde des affaires”

Quel regard personnel et professionnel portes-tu sur ce thème de la déconnexion, et particulièrement dans notre contexte actuel ?

Se déconnecter des outils numériques est désormais un droit inscrit dans la loi.

La montée en puissance des interactions hommes-machine digitales a eu quantité d’impacts négatifs sur nos modes de vie et de fonctionnement. Dès qu’ils ont vu le nombre de pathologies augmenter, les managers, les équipes RH, les experts et les psychologues ont tiré la sonnette d’alarme. On constate que des politiques de déconnexion ont été mises en place dans les organisations – et aussi dans les famille – mais avec plus ou moins de succès, il faut bien le dire.
On voit bien que se déconnecter relève de notre volonté personnelle. Or, dans notre monde actuel hyper-connecté, il faut avoir une sacrée volonté pour décrocher des outils numériques, ne serait-ce que pendant une journée entière !
Avec la crise du Covid-19 qui nous oblige au confinement, c’est encore plus compliqué : les outils numériques ont trouvé du jour au lendemain une place salvatrice, sous la forme d’une porte ouverte sur cet espace extérieur qui nous a été brutalement retiré. Quand l’espace virtuel est le seul qui nous reste, pas question de se déconnecter !

“Se déconnecter relève d’une volonté personnelle”

Mais déjà en quelques semaines, on observe que des voix s’élèvent : télé-travailleurs, téléapprenants ou simples utilisateurs de téléloisirs (cuisine, sport, visite de musée, vie culturelle…), beaucoup de confiné(e)s commencent à exprimer leur ras-le-bol des écrans, car ils en touchent les limites.
Se parler en se voyant grâce aux écrans, c’est fantastique. Mais nous ressentons tous un manque de contacts physiques et sociaux, alors que ça nous est essentiel. Une partie des émotions a du mal à passer, car nous sommes pétris du contact physique avec le réel.

Les accompagnants et soutiens psychologiques ne s’y trompent pas en ces temps si particuliers : déconnecter quelques heures dans notre journée devient essentiel pour notre équilibre. Mais se déconnecter complètement et totalement ? Peu d’entre nous ont pu, ou voulu le faire.

Et pourtant, tu as vécu cette expérience ?

Oui, en effet, en 2017 j’ai eu le privilège (rires) de faire partie d’une entreprise victime d’une cyber-attaque sous le joli nom de NotPetya.
Nous avons vécu 4 semaines de déconnexion totale de tous nos outils numériques : mail, intranet, serveurs, accès à nos données, utilisation des systèmes IT…
Cette interruption informatique a déclenché chez l’ensemble des équipes un niveau de stress extrême, tant la situation nous désorientait. J’ai retenu quelques phrases, autant de nos discussions de l’époque que de celles que j’ai eues depuis avec des personnes ayant eu des expériences similaires. Bien sûr, cela ne représente qu’une partie du vécu…

En voici un florilège :

  • « Ça m’a rendu hystérique de ne plus pouvoir accéder à mes données »,
  • « J’étais d’autant plus énervé que mes clients et partenaires continuaient à travailler normalement, à s’envoyer des emails, et moi j’étais complètement bloqué. Je me suis senti complètement exclu et surtout impuissant »,
  • « J’ai perdu deux ans de ma vie »,
  • « Ça m’a presque rendu fou lorsque j’ai réalisé que je ne pouvais plus travailler »,
  • « Je n’avais plus aucune idée de ce que je pouvais faire pour avancer dans mon travail ».

“Notre hyper-dépendance au numérique nous affaiblit”

Ce sont des mots très forts… selon toi, comment en arrive-t-on là ?

Il est grand temps de reconnaître – à titre collectif et individuel – que notre hyper-dépendance aux outils digitaux nous a affaiblis. Le numérique a pris une telle place dans nos vies personnelles et nos interactions professionnelles que nous nous retrouvons dans une situation de vulnérabilité nouvelle en cas de coupure.
Le monde digital a créé un niveau de dépendance sans équivalent : même s’il n’est pas unique (par exemple, nous sommes aussi devenus extrêmement dépendants des ressources énergétiques), il est sans précédent du fait de la rapidité avec laquelle nous avons transformé nos modes de fonctionnement et notre façon de travailler.

Aujourd’hui certaines tâches ne se réalisent que grâce aux outils digitaux, dans les organisations mais aussi dans nos vies personnelles. Et cela demande peu d’efforts.
Quel que soit le vocabulaire utilisé (outils digitaux, systèmes d’information, outils technologiques), il s’agit d’utiliser une machine pour effectuer une action, au lieu d’utiliser nos mains ou des outils physiques… sans parler de notre cerveau, le grand oublié !
Ainsi, je vois trois domaines que l’utilisation de machines a envahi majoritairement, et de manière exponentielle :

  • la communication entre les êtres humains, qui est désormais « numérisée »,
  • le stockage de données, qui est désormais « virtualisé »,
  • et le traitement de données, qui est désormais « digitalisé ».

Ces pratiques ont pour conséquence un « désapprentissage » à marche forcée : combien de numéros de téléphone sommes-nous encore capables de retenir par cœur ? Sommes-nous encore capables de trouver notre chemin dans la rue ou sur la route sans Google Maps ou notre GPS ? Pouvons-nous lire pendant plus de 15 minutes sans nous arrêter ? Et que dire de l’attrait d’un long texte fouillé, au lieu du zapping d’une information à une autre, toutes exprimées en quelques lignes sur les réseaux sociaux ?

“L’inimaginable d’une Grande Déconnexion”

Quand tout s’arrête, les conséquences sont donc dramatiques…

Lorsque nos machines adorées nous jouent un bien sale tour en s’arrêtant de fonctionner, nous voici replongés ‘en arrière’, dans un monde du « ici et maintenant », un monde bien concret et réel : notre bureau, les collègues qui travaillent dans le bureau d’à côté, le papier et le crayon !
C’est une réalité avec laquelle nous avons mis une distance , consciemment ou non, tandis que se développait ce monde que nous qualifiions de « virtuel », certes, mais sans lequel nous nous sentons désormais perdus…

À l’heure de la soi-disant artificialisation de l’intelligence, on constate une rapidité à désapprendre des façons de faire dont certaines ont pris des millénaires à être acquises : communiquer (écrire et parler), se souvenir, se concentrer, penser, structurer…
On pourrait s’en moquer, se dire que les temps changent et que ce processus n’est qu’une énième étape dans l’évolution de notre humanité. Cependant, le pouvoir qu’a pris le monde digital sur nos capacités intellectuelles est peut-être bien plus perfide et lourd de conséquences que nous l’imaginons.

Alors comment se résoudre à traverser ce désert digital ?

Lorsqu’on se retrouve confrontés brutalement à l’inimaginable d’une Grande Déconnexion, on n’échappe pas à un processus de transition psychologique, entre deuil et sevrage forcé, dont la durée s’étale sur plusieurs jours, au minimum.

Cette transition démarre par une période d’inaction (sidération, incompréhension) qui s’accompagne d’un refus de la situation : « Non ce n’est pas possible, les systèmes vont repartir ».

Pour une majorité d’individus, plusieurs jours seront nécessaires pour se remettre en action, et la colère monte…
Une fois que la situation est à peu près acceptée, alors arrive la prise de conscience : je dois développer des comportements inédits pour me remettre à travailler, littéralement pour me remettre en action.

C’est dans cette phase que le groupe, face à l’adversité, exprime sa solidarité : lorsque le réseau numérique flanche, c’est par le lien humain qu’on constate qu’un nouveau réseau se reconstitue.
Motivation, solidarité et ingéniosité : on va réapprendre ensemble des gestes anciens, ou bien se débrouiller avec les moyens du bord, comme des rameurs privés de moteur.

Que d’énergie pour réapprendre ce que nous avions si facilement et rapidement désappris…

Mais oui !

C’est une véritable transition à rebours vers des gestes anciens… un processus de réinvention qui pour certains peut être plus éprouvant que l’apprentissage initial.

Comment garder la main ou le contrôle sur ce qui nous permet d’interagir en toutes circonstances ? C’est bien parce que ce niveau d’énergie demandée est très fort que nombre d’individus peuvent devenir hystériques, face à cette machine, ou idole païenne, qui ne fonctionne plus.
Ne serait-il pas moins onéreux de conserver ce comportement, ce geste qui a mis de longues années à s’ancrer en nous, en continuant de le pratiquer régulièrement pour assurer la continuité de nos activités ?

Comme le souligne Andy Bochman dans la Harvard Business Review : « le seul moyen de (..) se protéger est de faire (..) ce qui peut sembler être un pas en arrière sur le plan technologique, mais qui est en réalité un pas en avant judicieux. L’objectif est de réduire voire d’éliminer la dépendance (..) aux technologies numériques et à leurs connexions Internet. Le prix (..) en vaudra la chandelle par rapport au coût potentiellement dévastateur que nous pourrions payer en continuant comme si de rien n’était. »

Comment minimiser l’impact d’une interruption de services digitalisés ?

Le seul moyen efficace est de maintenir une praxis en mode dégradé – un système D sans machines, avec des processus fondés sur la coopération. Cela permet de restaurer rapidement les mécanismes mentaux « hors digital », le tout sans mobiliser trop d’énergie émotionnelle.

“Restaurer nos schémas mentaux hors digital”

Voilà un message qui risque de ne pas faire plaisir à tous nos confrères consultants experts en digitalisation, qui transpirent sur la transformation numérique de leurs clients depuis des années… 😉

Bien contraire, à mon avis ! C’est la clé d’une digitalisation réussie, c’est-à-dire celle qui nous permettra d’aller vers une nouvelle indépendance.
Pour les organisations, c’est une nécessité vitale de s’assurer que les individus puissent traverser de telles crises sans trop de dommages, car ces crises ne manqueront pas d’arriver ! Or, si les équipes sombrent dans l’inertie en se laissant submerger par le chaos, c’est la pérennité même de l’entreprise qui se joue.
Le point de départ est sans doute d’accepter sa vulnérabilité et de refuser la dépendance au tout numérique. Cela peut se faire en identifiant, avec les équipes, les activités pour lesquelles il faut maintenir des savoir-faire manuels ou en mode dégradé. Ce seront les savoir-faire essentiels pour maintenir la continuité des opérations.

Il est donc crucial d’engager les forces vives de l’organisation dans ce processus pour que les équipes, à tous niveaux, conservent une capacité minimum à travailler en cas d’incidents. La construction de cette nouvelle indépendance va renforcer l’organisation, car elle se fonde sur ses ressources les plus précieuses : des femmes et des hommes dont les capacités seront – paradoxalement – augmentées par ce processus. <∫ >

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