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par Marie-Noëlle Borel.
“L’homme remarquable se trouve devant une double possibilité : ou bien prendre son essor et jouer un rôle déterminant dans la vie du monde, ou bien faire retraite et cultiver sa personnalité dans la quiétude : la voie du héros ou celle du saint caché.” – Yi-King
Mais qu’est ce que je fous là ?
On n’a jamais autant parlé de « donner du sens » à toutes sortes de choses.
Pour que nos vies soient bonnes, notre époque hyperbolique et accélérée nous enjoint à les remplir d’expériences, de projets, de réussites, de voyages du héros, d’amour, de vocations, de rêves, de missions, de raisons d’être.
Jusqu’à épuisement.
« Know that all things reach their peak,
Then wane.”
Sache que toute chose atteint son apogée,
Avant de disparaître.
Dans son ouvrage intemporel « Adult Years », Frederic M. Hudson décrit nos vies modernes comme une succession de cycles. Ainsi toutes nos histoires individuelles et collectives se composent de chapitres, et de transitions.
Les chapitres nous permettent d’accomplir des choses structurantes dans et pour le monde extérieur : fonder une famille, obtenir un diplôme, devenir propriétaire, mener une carrière, écrire un livre, réaliser un film, créer une entreprise, courir un marathon, s’engager dans une association, s’offrir une Rolex… (liste non exhaustive).
Ces chapitres ont bien entendu des durées et des arcs narratifs variables mais ils représentent tous une « externalisation » de nous-mêmes : des objectifs explicites, des réalisations, des événements.
Les transitions, par opposition, commencent par un éloignement, qui va jusqu’au retrait, du chapitre en cours. C’est un processus intérieur, complexe et inconfortable, à l’issue incertaine, vers (peut-être) un nouveau chapitre.
Certaines transitions sont déclenchées par un événement externe, mais personnel : divorce, séparation, deuil, maladie, accident, licenciement, déménagement…
Mais des événements externes collectifs touchant notre communauté – tels que guerre, catastrophe naturelle, pandémie… peuvent aussi être des déclencheurs forts de transitions pour chacun, d’une manière ou d’une autre.
“Un matin, je ne me suis pas levé.”
Enfin, certaines transitions ne sont pas explicitement liées à des événements externes. Elles sont déclenchées via un processus intérieur d’évolution personnelle : individuation, nouvelle vocation, passage du temps et changements physiques, ennui ou détresse émotionnelle….
Les symptômes d’une transition de vie sont bien connus : la plupart d’entre nous les ont déjà vécu ces phases, à des degrés divers :
- « J’avais l’impression de me voir de l’extérieur, ou de regarder ma vie derrière une vitre. Qu’est-ce que je foutais là ?»
- « Je me sentais piégé, en colère, j’en voulais à la terre entière, il me fallait quelqu’un ou quelque chose à blâmer. »
- « Je ressentais des bouffées d’anxiété, je ne voulais pas en parler, je ne pouvais pas me permettre de me faire coller une étiquette de dépressif »
- « C’est juste une mauvaise passe, ma vie va très bien et moi aussi, j’ai bossé dur pour en arriver là, je vais tenir bon, et tout reviendra bientôt à la normale. »
- « A la fin, en perdant le sens, j’ai aussi perdu – littéralement – les sens : plus d’émotions, plus d’envies, plus d’énergie, plus rien. Le vide. Un matin je ne me suis pas levé. »
Pourquoi tant de résistances ?
Notre époque hyperbolique et accélérée est friande de chapitres de vie bien remplis, mais beaucoup moins des transitions.
En cela, elle suit la nature humaine, qui, presque toujours, commence par résister aux changements.
Victimes comme toutes les autres de l’accélération numérique, nos cultures occidentales subissent une double peine lorsqu’elles sont confrontées à des transitions.
Celles-ci sont en effet basées sur une double orientation culturelle (ou croyance) :
#1. l’homme peut et doit contrôler les événements et la nature,
#2. le temps est rare.
#1. La plupart d’entre nous, à titre individuel ou collectif, vont d’abord s’accrocher au chapitre existant et connu, en niant ou en s’efforçant d’ignorer les dégâts internes puis externes. Peu importe la détresse qui monte et qui menace notre intégrité : perdre le contrôle du récit serait bien pire.
#2. La plupart des transitions prennent bien plus de temps que ce que nous aimerions ; c’est en grande partie ce qui les rend impopulaires. Reconnaître et accepter cette réalité d’un temps long et incertain, ce serait aussi perdre le contrôle sur les événements.
Observons les discours et messages des leaders, dirigeants ou influenceurs sur les réseaux ces dernières semaines : « nous avons réagi vite, tout est maîtrisé, nous nous adaptons avec fierté et détermination, nous préparons dès aujourd’hui la sortie de crise ».
Au-delà de la figure imposée de communication artistique visant à rassurer le public, chacun célèbre à sa façon sa propre conception de la résilience : demain on retrouvera notre vie d’avant, ou demain on construira un monde nouveau.
Actualiser le chapitre existant, ou ouvrir le suivant ?
Parfois, ce n’est pas (encore) le bon moment.
Clare Graves, dont les travaux de recherche sont à la base du modèle Spiral Dynamics, a identifié au moins trois facteurs devant être réunis pour qu’une personne ou une communauté évolue vers un autre niveau d’existence :
- les conditions de vie externes ont changé de manière radicale, et il n’y a plus de contestation possible,
- les solutions utilisées par le niveau actuel ne sont plus opérantes pour répondre à la complexité des nouveaux problèmes apportés par ces conditions de vie ; là aussi sans contestation possible,
- nous disposons des ressources psychiques nécessaires à la transformation.
L’un de ces facteurs manque à l’appel ? Alors on s’oriente probablement vers une mini-transition : une actualisation du chapitre existant, qui sera simplement réaménagé.
> Ainsi après des mois de réflexion sur mon évolution de carrière, je peux choisir de changer de poste au sein de la même boîte, ou éventuellement de changer de boîte – mais tout en restant salarié, sur un métier que je connais.
> Soit je réorganise ma boîte, mon Codir, mes équipes, j’embauche un DRH, un DGA pour me seconder, des commerciaux… soit je dégraisse. Ou bien : je « pivote », pour améliorer mes marges, ma rentabilité, ma valorisation, mon image et ma marque employeur. Ou encore : on lève des fonds, on passe à l’échelle, on vise encore plus haut.
> A l’échelle mondiale : en 2008, les banques sont renflouées ; 12 ans après, elles sont plus florissantes que jamais.
“Revenir à la normale dès que possible”
Le thème central, piloté par la double croyance du contrôle et du temps rare, est de revenir à la normale dès que possible.
On garde le cap, l’objectif ne change pas (« réussir »), on surmonte les difficulté malgré les incertitudes, oublions ce Black Swan qui nous a déstabilisés temporairement. En fait, notre « modèle mental » (ou cadre de référence, ou système de valeurs) ne change pas.
Jusqu’au prochain déclencheur.
Ou au suivant.
Un jour, l’évidence s’imposera peut-être, si notre vie nous y amène : il faudra clore ce chapitre, et aller vers le suivant.
D’un chapitre à l’autre : traverser le désert ?
Voici la fin d’un chapitre, la transition longue, douloureuse, à l’issue incertaine. Ceux qui en ont déjà vécu savent qu’elles se ressemblent rarement, sauf sur deux points :
- c’est toujours beaucoup plus long que prévu,
- toutes les ressources psychiques – de la personne, ou de la communauté – sont alors tournées vers des processus internes, et non plus vers des actions externes.
Mais pour retrouver son chemin, et du sens, de quelles ressources psychiques parle-t-on ?
Le concept de résilience s’est imposé dans le langage courant : il est issu de l’anglais resilience, qui vient du verbe latin resilio, ire, littéralement «sauter en arrière», d’où la signification de « rebondir, résister » à un choc traumatique. La résilience décrit donc la capacité psychologique à se reconstruire.
Mais lorsqu’on parle de résilience, un malentendu fréquent consiste à l’associer en priorité au renouveau, à l’énergie, à l’enthousiasme, ou à l’élan vital. Une fois de plus, notre double culture contrôle/temps rare préfère se focaliser sur l’objectif positif, et réduire autant que possible la phase des émotions négatives.
Il n’y aura pourtant pas de réinvention – et donc de résilience – sans accepter de passer par une phase de deuil incompressible.
Faire un état des lieux lucide et objectif de ce chapitre qu’on s’apprête à quitter, individuellement et/ou collectivement ; reconnaître tout ce qu’il a apporté, ses intentions positives, ses limitations ou ses dérives ; à titre personnel, regarder en face ses propres actions et motivations, le rôle qu’on
y a joué, se pardonner à soi-même si c’est nécessaire.
C’est humain de vouloir une transition soft, qui ne fasse pas de mal, et qui aille vite. Nous avons grandi dans cette double culture du contrôle « rationnel » et du temps rare, et ce schéma ne disparaîtra pas du jour au lendemain.
Les récits de résilience célébrant l’espoir, la joie et l’optimisme constituent pour la plupart des injonctions sociales – plaquées à titre individuel ou collectif – pour ne pas vivre ces émotions négatives : la peur, la colère, la tristesse.
Or, la ressource psychique indispensable à la résilience est justement la capacité à faire un deuil.
Les premières pages d’un nouveau chapitre
La sortie du désert est comme une sortie de confinement : on aimerait tous qu’elle se fasse du jour au lendemain, comme une frontière qu’on passerait dans la nuit.
Or, là encore, loin des récits héroïques et triomphants, la reconnexion au sens est souvent progressive, ponctuée d’hésitations, de pauses, voire de régressions.
Comme pour une convalescence, les premiers pas sont prudents…
- Ne pas se précipiter, se lier ou s’engager trop vite.
- Accepter d’expérimenter, de ne pas savoir encore très clairement où on va.
- Résister si possible aux injonctions (« j’ai le contrôle » ; « le temps est rare » ).
- Essayer de ne pas regarder en arrière, même si par moments la tentation est forte.
Une nouvelle identité
Dans les premières pages de ce chapitre en construction, c’est une nouvelle identité (personnelle, sociale, professionnelle, communautaire, nationale…) qui va émerger progressivement.
Et l’une des décisions – ou réflexions – les plus importantes porte probablement sur le nouvel équilibre à poser entre :
- « faire » : ce que je veux (ou nous voulons) réaliser dans le monde extérieur.
Ai-je trouvé ma mission ? - « paraître, ou apparaître » : ce pourquoi je veux (ou nous voulons) être reconnu(s) et identifié(s) dans le monde extérieur.
Ai-je trouvé ma marque ? - « être » : comment je veux (ou nous voulons) vivre en cohérence avec nos choix.
Ai-je trouvé ma place ?
> Je divorce, je me marie, j’ai des enfants, je quitte le salariat, je monte ma boîte, je change complètement de métier, j’arrête de bosser, je passe en « décroissance existentielle » ou en auto-suffisance, je m’installe dans un autre pays, ou une autre région.
> Je change d’objet social, d’activité, d’intention, de modèle, d’objectif, je deviens une entreprise à mission, ou une SCOP.
> Un jour, sauver des vies devient prioritaire sur le maintien de l’activité économique. Le schéma de pensée des gouvernements s’inverse en quelques jours, l’impact collectif est immense, et global.
Et maintenant ?
Nous sommes nombreux à espérer qu’un nouveau monde se mette en place après cette pandémie planétaire. Certains y croient, d’autres sont plus sceptiques.
Quelques complications sont en effet à prévoir par rapport au processus individuel d’évolution décrit précédemment, ces complications étant liées au nombre… et à nos différences !
- D’abord, tout le monde n’a /n’aura pas la même motivation à changer, notamment ceux/celles pour qui le système de valeurs actuel fonctionne bien (i.e. pour qui la crise économique à venir n’aura pas ou peu de conséquences dramatiques), ou ceux qui n’ont pas les ressources psychiques pour embrasser l’inconnu (au sens figuré)
- Ensuite, de l’avis des experts Spiral Dynamics, les systèmes de valeurs n’ont jamais été aussi « intenses » et polarisés : les risques de régression, ou de énième réaménagement du chapitre actuel sont donc plus élevés.
Dans ce contexte, la question du leadership est cruciale. Au cours des prochaines années, nous observerons plus particulièrement s’il y a émergence (ou non) de leaders capables d’interagir avec l’ensemble de ces systèmes de valeurs. Il s’agit de naviguer entre les différents systèmes juxtaposés, comprendre leurs besoins profonds au-delà des réactions épidermiques ou polarisées, et les intégrer à tous les systèmes de décision.
Le leadership, un emblème fort du système de valeurs
Ce sujet est particulièrement complexe, tant le style de leadership est un emblème fort – et souvent peu conscient – du système de valeurs de référence.
Dans cette situation de crise mondiale, certains adorent, d’autres détestent l’empathie affirmée de Jacinda Ardern, la confiance en la science d’Angela Merkel, le rejet des experts par Donald Trump ou Jair Bolsonaro : ce sont autant de marqueurs de systèmes de valeurs, parfois radicalement opposés, et donc polarisants ou clivants.
Or, le véritable défi pour notre humanité pourrait bien être de prendre conscience que nous n’avons en réalité que peu de contrôle sur le temps nécessaire à ces processus de transformation.
Comme pour une transition individuelle, notre chemin d’évolution collective n’a aujourd’hui aucun itinéraire balisé. Il nous appartient toujours de le dessiner et de l’organiser, mais nous devrons le faire … tous ensemble. <∫ >