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In Vino Veritas ?

Publié le

Par Christophe Thibierge

“Si j’exorcise mes démons, mes anges pourraient partir avec.”
Tom Waits

On raconte que, pour reconnaître leur type de personnalité, Gurdjeff énivrait ses élèves jusqu’à ce que ceux-ci lâchent le contrôle et se mettent à révéler leur vrai caractère – quitte à ce que cela prenne plusieurs bouteilles !

Les brumes de l’alcool auraient-elles donc un pouvoir révélateur ? Pour un personnage aussi controversé que Gurdjieff (gourou pour les uns, charlatan pour les autres), réputé pour ses méthodes parfois brutales, cette histoire pourrait avoir des accents de vérité.

Ce qui est avéré, ce sont les découvertes de Gurdjieff établissant que nos mouvements – et notamment notre manière de danser – parlent de notre personnalité profonde.

Nous avons donc une première piste à suivre : le caractère, la personnalité, seraient implantés dans notre corps, bien plus profondément que ne le laisseraient supposer quelques comportements de surface.

Autant en société je peux être un animal social, rompu aux règles de bienséance – c’est-à-dire savoir quoi dire, et quel comportement adopter, en fonction des contraintes extérieures – autant dans un espace où je peux me libérer, par exemple sous l’influence de la musique, au milieu d’une foule qui ne me regarde pas, il se peut que je me laisse aller pour révéler ce qui m’est vraiment personnel.

L’exemple qu’on pourrait avoir en tête est celui de la boîte de nuit. C’est le plus souvent un endroit sombre, où l’on est assourdi de musique, ce qui limite de fait les échanges verbaux.

Que reste-t-il à faire, quand le cerveau ne peut s’exprimer ? Danser au rythme de la musique… et boire de l’alcool. Le premier verre est là pour s’échauffer et prendre la température du lieu, au deuxième verre on se surprend à taper du pied et à bouger au son de la musique, jusqu’à ce que la piste nous appelle. C’est une piste le plus souvent bondée, où chacun(e) est tourné(e) vers l’intérieur, et où l’on sent notre part animale, ou tribale, qui refait surface.

Serait-ce de la désinhibition ? Loin des regards ou des jugements, caché dans la foule, nous n’avons plus à danser que pour nous-même et avec nous-même.

“L’alcool, révélateur ou opacifiant ?”

L’alcool aiderait-il à nous débarrasser de cette couche de vernis social ? Il n’y a qu’à voir comment les propos se libèrent lors du repas de famille une fois que les premières bouteilles ont été débouchées. Les langues se délient, et parfois les esprits s’échauffent.

Tel un creuset qui déborde, nous pouvons passer d’une personnalité mesurée et pondérée (celle qui est arrivée au repas, bien habillée, sobre et parfumée) à une personnalité plus naturelle et détendue, le nœud de cravate desserré pour mieux faire valoir ses opinions… quitte, au fil des verres, à déborder vers des outrances, des thèses indéfendables ou des propos inexcusables.

Car si certain(e)s ont le vin gai, d’autres ont le vin triste… ou le vin mauvais.
L’alcool pourrait donc être un révélateur – efficace jusqu’à un point de non-retour.

En effet, contrairement à un chemin de développement personnel que l’on parcourt en essayant d’être toujours en conscience de ce qui se passe, l’alcool pourrait nous offrir un raccourci bien rapide pour tomber le masque… mais la contrepartie en serait une perte de contrôle.

Or, tout au long de ce numéro, nous avons abordé plusieurs fois l’étymologie du verbe : célébrer ne peut se faire qu’en groupe. De cette étymologie nous vient donc une première distinction : boire seul(e) ou boire en groupe.

Dans nos pays occidentaux, la consommation d’alcool en groupe est reconnue comme étant sociale avant tout : on célèbre ensemble, que ce soit une réussite, ou un départ – par exemple dans la vie professionnelle – une occasion de se voir ou se revoir – entre copains, en famille – ou un événement de la vie personnelle – mariage, célébration religieuse ou familiale.

À l’opposé, on observe la persistance d’une forme de tabou sur le fait de boire seul(e). De nombreuses personnes l’érigent même en règle de vie personnelle (« je ne bois jamais seul(e) chez moi »).

« Certaines nuits, […]
Quelque chose remplit notre coupe
Nous goûtons alors au sacré.
»
Rumi

Ainsi, derrière le même comportement, deux valeurs : boire en groupe, c’est célébrer et se rassembler, c’est-à-dire vivre le côté positif de nos vies en société ; boire seul(e), c’est la tentation de l’alcoolisme caché, le côté obscur de nos mêmes sociétés occidentales avec leur « ultra moderne solitude », pour reprendre les mots d’Alain Souchon.

L’introduction de l’alcool pour une célébration (donc en groupe, par définition) revêt plusieurs stades qui sont un peu analogues aux étapes personnelles vues précédemment.

Prenons une convention d’entreprise. Cela commence par de belles tenues, des serrements de main un peu guindés, et un buffet auquel on n’a pas le droit de toucher tant que les discours ne sont pas terminés.

Après les prises de parole plus ou moins inspirationnelles (« je ne dirai que quelques mots »), le signal est donné, le buffet est ouvert, les flûtes de champagne peuvent circuler. De petits cercles se forment, on déambule, un verre pétillant à la main, et les atomes individuels forment des groupements moléculaires plus ou moins stables – car les motivations sont multiples dans ce type d’événement : fêter, s’informer, se montrer, s’allier, ou se faire entendre…

Quelques électrons libres retournent régulièrement au buffet, leur flûte vide, pour refaire le plein et rejoindre le même groupe… ou papillonner.

Et puis, au fur et à mesure que la soirée s’écoule, certain(e)s s’en vont après accompli leur mission sociale, tandis que d’autres restent pour la dernière gorgée, le dernier petit four. Tout est une question de mesure : il s’agit ici d’équilibrer l’envie de célébrer avec la contrainte du groupe qui nous voit et qui n’oubliera pas.

“Le groupe social, de garde-fou à pyromane”

Gare aux conséquences : avoir des mots avec son beau-père dans un cercle familial n’a pas le même impact que s’afficher sous un mauvais jour dans un environnement professionnel.

Certaines publicités contre l’alcoolisme ont ainsi utilisé le repoussoir du regard des autres : une publicité faisait apparaître un double écran, avec du côté gauche la personne telle qu’elle croyait être (séduisante, spirituelle, articulée) et du côté droit, la même personne vue par les autres (imbibée, transpirante, incohérente). Or, la communauté joue souvent un rôle de garde-fou… mais parfois aussi de pyromane.

Dans certaines entreprises ou certaines cultures, la célébration ira dans les excès : la communauté se déchaîne (littéralement : enlève ses chaînes) pour une bacchanale d’un soir, l’excès appelant l’excès… et le lendemain matin apportant une amnésie – réelle ou inventée – bien commode pour revenir à des relations plus sérieuses.

Pour conclure, une dernière question : peut-on imaginer une célébration sans alcool, voire contre l’alcool ?

On peut prendre l’exemple des réunions des Alcooliques Anonymes : ici, c’est le groupe qui soutient et encourage la personne qui souhaite arrêter, et des célébrations rituelles assurent le maintien de la motivation au fil du temps.

Ces célébrations ne sont jamais individuelles : elle se pratiquent en groupe, dans un cercle protecteur, chaque personne trouvant l’écho de sa voix dans celles des autres participants.

Par exemple, pour célébrer son “anniversaire d’abstinence”, le membre raconte son histoire personnelle et son parcours d’abstinence, sous le regard bienveillant de son groupe. Le discours, et l’écoute, renforcent alors le côté solennel de ce rite de passage, et nourrissent la motivation de tous.

Au final, l’alcool est un démon farceur présent autant dans nos vies personnelles, en tant que révélateur d’une partie de notre paysage intérieur, que dans nos vies sociales.

L’alcool serait donc un régulateur…
Mais à consommer avec modération. <∫>

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