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Comment les préférences jungiennes influencent-elles la capacité à s’engager ?

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Les travaux de Carl Gustav Jung sont une ressource inépuisable pour éclairer le fonctionnement humain.
Bien avant les 16 types MBTI (consolidés par Isabel Myers et Katherine Briggs dans les années 40), Jung a identifié 8 fonctions cognitives : Sensation et Intuition, Pensée et Sentiment, chacune d’elles pouvant être introvertie ou extravertie.
Ces 8 fonctions représentent la véritable architecture des typologies jungiennes, sur laquelle s’appuient les praticiens pour accompagner leurs clients sur le chemin de l’individuation cher à Jung.
Une interview de Fabrice Mézières par Christophe Thibierge, dialogue entre jungiens passionnés !

“Le chemin d’individuation jungien – Devenez qui vous êtes – demande un engagement élevé, envers soi-même.”

Bienvenue au Salon Jungien ! Fabrice, entre ton expérience de coach et ton expertise en MBTI, comment décrirais-tu les fonctions jungiennes face à la notion d’engagement ?

J’aimerais commencer par la Sensation… qui m’est familière (rires).

Chez les personnes dont la fonction dominante est la Sensation Extravertie, l’engagement est souvent une prise de risque, en contact avec un monde extérieur qui agit comme un stimulant, un peu à l’image d’une vague qui submerge, retourne ou propulse. C’est le mouvement et la sensation physique, qui me portent, et je surfe sur cette vague, sans forcément savoir où elle va m’emmener.

En miroir, pour les personnes à dominante Sensation Introvertie, l’engagement est souvent motivé par une expérience, un héritage ou des traditions. D’où je viens, ce que j’ai vécu et ce que je veux défendre dans mon identité. Ici la notion d’engagement se rapproche de celle de la fidélité : je suis porteur (et gardien) des traditions.

Tel que tu le décris, la Sensation Introvertie serait positionnée entre passé et présent, tandis que la Sensation Extravertie fonctionnerait davantage dans l’instantanéité du moment ?

Oui, Sensation Extravertie illustre l’effervescence des 5 sens, quand pour Sensation Introvertie, l’expérience est colorée par l’histoire, le vécu, les souvenirs.

Et c’est ce qui conditionne la lecture du futur, comme un guide… mais la Sensation Introvertie aimerait que ce guide vers le futur soit une ligne droite ! Elle va plutôt résister à chaque obstacle, mobiliser des ressources, voire des armes, pour faire face à ce qui est bloquant. Elle tient à son engagement, ce qui donne une véritable énergie, au sens de tenir son cap et de ne rien lâcher. Il y a donc une notion de cohérence et de continuité.

“L’Intuition, entre divergence et convergence”

Que peut-on dire de l’Intuition ?

L’Intuition Extravertie, pour moi, c’est une effervescence d’idées, de possibilités, d’opportunités… et souvent une difficulté à choisir ! Ce qui peut donner plutôt des engagements au pluriel… (sourire).

C’est un engagement dans la générosité des idées et des options, je m’engage à essayer, tester, éprouver.

C’est un peu “je m’enthousiasme pour tout, donc je m’engage dans tout” ? On ne juge pas, hein… (rires)

Oui, et cette notion d’enthousiasme est liée au partage avec le monde extérieur : je brainstorme, je génère des idées, et peut-être que d’autres s’engageront dans la voie que j’ai ouverte. L’Intuition Extravertie a une vraie mission d’explorateur, voire de pionnier, qui ouvre des portes, et passe ensuite à une autre piste.

“L’Intuition Introvertie simplifie la complexité apparente”

Et si j’enchaîne sur l‘Intuition Introvertie, celle-là choisit LA porte. Quand l’Intuition Extravertie est sur la divergence, l’Intuition Introvertie est dans la convergence : son choix est porteur de sens, celui qui rassemble et unit par la vision partagée.

C’est pour moi la fonction qui est la plus claire, et probablement celle qui sera la plus inspirante en termes d’engagement. C’est la destination. On ne sait pas encore comment on s’y rendra, mais c’est là.

Donc c’est une conviction absolue de là où il faut aller…

Exactement, il y a cette évidence qui émerge, elle est porteuse de sens, mais elle peut avoir parfois un côté un peu abstrait. On parle par exemple de l’architecte, qui voit émerger une vision d’ensemble, qui crée des liens, qui identifie une tendance et des associations. Une évidence porteuse de sens, une clarté mentale.

Et cette évidence fait écho à un alignement interne, non explicité ou formalisé à ce moment, mais la personne dotée de cette intuition fera appel à des symboles, ou des métaphores, qui vont inspirer un collectif, et donner envie.

J’ai l’impression que les deux pointent vers quelque chose, les deux donnent envie… mais pas de la même manière ? L’une engage les autres à y aller par son enthousiasme ; l’autre les engage par la pureté et la clarté de sa vision.

Oui, c’est cette notion de convergence, et au final, de quintessence : une simplification de la complexité apparente. Donc ça rassure : c’est une vision qui unifie et synthétise ce qui pouvait sembler complexe par ailleurs.

Ce que je remarque, c’est que les deux formes d’Intuition, extravertie ou introvertie, sont engagées dans ce qu’elles disent, et c’est normal : quoique je dise, cela m’engage. En revanche, ces deux Intuitions ont une manière différente d’engager les autres…

C’est en effet probablement le point essentiel : l’Intuition Extravertie partage, elle propose, elle donne des permissions. Par opposition, l’Intuition Introvertie a son inspiration, mais ne va pas forcément communiquer énormément dessus. C’est une pépite qu’il faut savoir regarder.

Ce qui nous amène au leadership, qui pour moi est le pendant de l’engagement : comment inspirer et mettre en mouvement les autres ?

Je peux toujours proposer, mais qu’est-ce qui fait que je vais être réellement suivi ?

Dans ce cas, ça demandera à être combiné avec les fonctions de prise de décision et de mise en action (T/F, soit Pensée/Sentiment.)

“Proposer ou inspirer ?”

On commence par la Pensée Extravertie ?

Celle-là, c’est une capacité à délivrer, à agir et à transformer l’environnement.

En termes d’engagement, ici, je crée le chemin. Soit en mode bulldozer, où je fais tomber tous les obstacles ; soit en mode d’optimisation, j’organise, je délègue, je confie les responsabilités. On prend la situation à bras-le-corps pour obtenir le changement souhaité, et en temps réel.

Le risque, pour la Pensée Extravertie, c’est d’être tellement focalisée sur le Quoi – ce que je me suis engagé(e) à livrer – qu’elle en oublie le Pourquoi. Avec une tendance à pousser à l’action sans donner le sens, ce qui constitue un danger pour le leadership. Supposer implicitement que “l’intendance suivra” (ou pas…) c’est prendre le risque de se retourner, et de voir que personne n’a suivi…

Dans le cas de la Pensée Introvertie, le terme qui me vient, c’est la quête. Comme un horloger expert, en quête d’une compréhension logique qui expliquerait tout, jusqu’à l’origine du monde !

Mais son risque, c’est de se perdre dans sa logique intérieure – qui peut être extrêmement puissante, voire fulgurante, qui pourra donner une arme nucléaire ou un vaccin universel. Il faut que je comprenne, mais j’oublie parfois de me demander à quoi ça va servir…

Ce qui m’intéresse, dans les personnes en mode Pensée, c’est ce contraste entre un engagement très fort, sans forcément s’interroger beaucoup dessus. « Il faut que je… » est le discours premier, en ajoutant « tout le monde doit contribuer à ma quête ».

C’est à mon avis ici qu’on touche aux limites des typologies de personnalité selon Jung : ces 8 fonctions cognitives décrivent des processus (comment) mais peu de contenus (pourquoi).

Ce pour quoi je m’engage, c’est peut-être une caractéristique très humaine, au service de laquelle les personnes en mode Pensée vont se mettre en marche, pour délivrer, atteindre, aller vers l’objectif humain.

Cette transition vers l’humain est parfaitement appropriée, puisqu’il nous reste les fonctions Sentiment…

Oui, c’est amusant de commencer par le Sentiment Extraverti, parce que pour une personne avec cette dominante, l’engagement est forcément avec les autres, au service de la communauté, pour de l’aide et pour augmenter la cohésion.

Avec parfois le risque que ces personnes décident de voir une demande là où il n’y en a pas, et
qu’elles se mettent en danger elles-mêmes à s’épuiser dans l’aide !

Ce qui s’apparente à première vue à un engagement désintéressé, répond en fait aussi à un intérêt personnel, qui est de se sentir vivant(e), et se sentir exister.

L’essence du Sentiment Extraverti, c’est d’être au service de valeurs partagées avec les autres – avec le risque de la projection, qui va m’amener à donner ce que j’ai envie de voir chez les autres, alors que les personnes en face de moi sont fondamentalement différentes de moi.

Cette empathie, qui est la caractéristique principale des personnes de Sentiment Extraverti, c’est une qualité pure et noble… Mais se pose la question de l’écologie personnelle : est-ce que j’ai envie de devenir Mère Térésa, avec ce niveau d’engagement ? Donc comment créer une
manière de vivre cette qualité, qui soit soutenable, et durable dans le temps ?

C’est là où l’association avec l’Ennéagramme est utile : un comportement Sentiment Extraverti n’est pas forcément corrélé à la motivation profonde d’une base 2 – gagner en pouvoir d’influence en “aidant “les autres…

Tout à fait ! Et en même temps, il y a une connexion à des valeurs fortes, une relation profondément humaine – certes, il y a aussi de l’Ego, mais fondamentalement, ce sont des personnes animées par la connexion et le lien.

Ce qui, si je ne m’abuse, ne sera pas tout à fait la même chose avec le Sentiment Introverti ?

Oui, parce qu’en Sentiment introverti, l’engagement est plus intime, en recherche d’authentique. La connexion va être plus subtile, elle va se faire sur des valeurs intimes, donc plus sélectives. Il y a l’idée « d’être à sa juste place ».

« Mon voyage du héros », “mon inspiration et mon aspiration”, ce sont des mots qui font écho aux personnalités orientées en Sentiment Introverti. Bien sûr, elles sont en contact avec d’autres personnes, mais en contact plus sélectif, voire plus prudent, car plus sensible. C’est l’histoire du petit colibri dans l’incendie : « je fais ma part », avec peut-être plus de vulnérabilité, ou en tout cas, davantage de conscience de sa propre vulnérabilité.

“Introversion et … conviction ?”

Ce qui me frappe, c’est que si on prend les 4 dominantes introverties, j’ai l’impression – je vais le dire de manière négative parce que ça m’amuse – qu’ils ont toutes un côté assez têtu, borné : ils savent ce qu’il y a à savoir, et tu ne les feras pas changer d’avis. Ils voient l’environnement, ils savent exactement où ils vont, et ils sont un peu indéboulonnables dans leur quête…

Un peu indéboulonnables, oui, notamment parce qu’ils sont accompagnés par leur fonction auxiliaire qui les équilibre comme un funambule et son balancier.

Et c’est vrai qu’ils sont en contact avec leur intériorité, donc cela donne ce côté « indiscutable non négociable » à leur mouvement. Mais encore une fois, leur fonction auxiliaire étant extravertie, cela s’équilibre. Ne vivre que dans son univers intérieur, ça fait courir le risque d’être déconnecté. Et c’est là où leur fonction auxiliaire, tournée vers le monde extérieur, sera comme une force de rappel à la réalité.

On pourrait d’ailleurs faire la même analyse avec les 4 fonctions extraverties.

Les personnes qui ont ces fonctions en dominante apparaîtront comme très engagées, car elles sont en interaction directe avec le monde extérieur. Et leur engagement sera de deux types. Le premier, le plus évident, sera de livrer, soit du conseil et des résultats (Pensée) soit de l’aide et du soutien (Sentiment), envers et contre les éléments.

Mais il y aura une deuxième forme d’engagement, qui sera de s’adapter au monde changeant. Cette adaptation se fera soit par observation et expérimentation (Sensation), soit par association d’idées et imagination (Intuition).

Ici aussi il y aura des caractéristiques communes, mais qui colorent différents types d’engagement au monde : résister ou surfer…

C’est une autre manière de parler de l’équilibre que nous apporte le processus d’individuation jungien : faire en sorte qu’une fonction ne l’emporte pas, qu’elle soit doucement rééquilibrée par sa contrepartie.

Aurais-tu un cas de coaching à partager, où la notion d’engagement était centrale dans la problématique du client ?

J’ai un souvenir, en effet… Une femme, directrice de projet, avec un profil de personnalité qu’elle avait bien identifié, et qui portait un côté « garante des procédures et des traditions ».

Elle montrait une ferme résistance au changement, et était en relation conflictuelle avec son responsable.

Lui avait un profil de personnalité quasiment opposé : il proposait très régulièrement des changements, des adaptations ou des compromis, pour aller plus vite, faire plus efficacement, et mieux répondre au client.

Et elle était tellement en résistance qu’elle se retrouvait à l’attaquer sur des points annexes.

Elle avait raison, mais elle s’engageait sur des chemins où elle se mettait elle-même en danger, car elle était au service du passé : elle défendait un héritage.

Le coaching a été en partie déclenché par cela, parce qu’elle partait en croisade, alors même qu’il n’y avait pas de demande. Elle voulait protéger un passé révolu.

Au final, ça s’est dénoué, et bien dénoué !

D’une part, elle a pris conscience que le cadre de référence était celui d’une entreprise, et pas celui d’une mission personnelle. Il a fallu prendre un peu de distance entre sa contribution historique, qui avait très forte et très positive, et les nouvelles perspectives (la sienne, mais aussi celles des autres) pour ce qui concernait l’avenir.

Ça a été comme une soupape qu’on aurait ouverte. Il y avait une telle pression accumulée, un tel ressenti, qu’elle a pu utiliser ce réajustement comme une permission : arrêter de protéger ce qui n’avait pas ou plus besoin d’être protégé.

Un nouveau potentiel de choix, empreint de légèreté et de liberté, en relation à l’autre… non plus dans la confrontation, mais dans la complémentarité. <∫ >

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