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Comment l’amour résiste-t-il à 51 ans de vie commune ?

Publié le

Pierre Angotti est né en Tunisie en 1947. Après des études juridiques, il décide de consacrer sa carrière au développement des hommes dans les organisations. Depuis près de 20 ans, il anime des sessions de connaissance et de développement de soi, notamment sur le thème de la vie à deux.
Pierre nous raconte son cheminement personnel, et sa propre évolution au sein du couple uni qu’il forme avec son épouse Françoise depuis 51 ans.
Interview réalisée par
Isabelle Pruvot.

“Pour moi, l’engagement dans un couple c’est d’abord la marque d’une audace, d’un courage”

Merci Pierre d’avoir accepté de partager tes réflexions et ton expérience sur la notion d’engagement dans le couple…

Hier, avant même que tu ne me parles de ce travail sur l’engagement, j’allais chercher un bouquin, je ne sais plus lequel, et sur quoi je tombe ? Sur ce tout petit ouvrage de Christiane Singer que j’avais lu il y a dix ou quinze ans : « Éloge du mariage, de l’engagement et autres folies », donc hier après-midi j’ai relu les 50 premières pages, et j’ai relevé 4 ou 5 citations pour illustrer mes propos.

Les gens parleront alors de hasard, de sérendipité, de coïncidence, je préfère y lire des marques de l’Esprit.

Alors commençons ! Que signifie pour toi s’engager dans un couple ?

Jean Vannier a été quelqu’un de très important dans ma vie.

Lors d’une interview, un journaliste lui demande : « Comment saviez-vous que le centre spirituel de l’Arche serait l’œuvre de votre vie ? »

Jean, bien évidemment ne répond pas à sa question mais interroge le journaliste : « Etes-vous marié ? » Le journaliste – perplexe – lui répond que oui. Jean lui dit alors : « Comment saviez-vous que cette femme serait votre femme pour la vie ? ».

Il n’y a pas de réponse ! Pour moi, c’est un mystère ! On dit souvent que l’engagement dans un couple, c’est un pari ou une folie. J’aurais plutôt tendance à dire que cet engagement, c’est la marque d’une audace, d’un courage.

Mais je vais répondre en trois temps à cette question.

Tout d’abord, mon engagement revêt une première forme solennelle, le 26 avril 1974, date de mon mariage avec Françoise. Mais à 27 ans c’est comment le mariage ? C’est comment l’engagement ? En fait, je m’engage alors à faire ma vie avec une femme avec laquelle je me sens heureux. Je m’engage à faire route ensemble, car je sens que c’est possible avec elle.

Là encore j’aime prendre des images. Celle qui me vient date du 27 mars 2005. Je suis à St Jean Pied de Port et je vais marcher 786 km, dans un pays étranger, je ne connais pas ce pays, je ne connais pas la langue et pourtant je me lance. J’ai confiance ! J’ai confiance en ma femme, je me fais confiance.

Christiane Singer a cette première phrase qui me tient beaucoup à cœur : « La vraie aventure de vie n’est pas de fuir l’engagement, mais de l’oser ».

Oui, pour moi l’engagement c’est avant tout de l’audace, il faut oser ! Promettre à l’autre de faire route ensemble.

“Promettre à l’autre de faire route ensemble”

Est-ce en cela qu’il faut avoir du courage ?

Oui, pour moi, le courage c’est oser. D’ailleurs le philosophe Vladimir Jankélévitch le dit très justement : « Le courage est la vertu du commencement, la fidélité est la vertu de la continuité » . C’est la seule chose que j’ai retenue de cet ouvrage, quasi illisible, cette phrase me colle tellement à la peau !

Si je dois faire le lien avec ma personnalité de base 6, lorsque je m’engage, c’est pour la vie !

Je n’imagine pas, comme j’ai entendu un jour une dame de base 7 dire à son futur mari : « Ce n’est pas grave, on ne s’engage pas pour la vie, si on s’arrête en cours de route, ce n’est pas un drame ». Moi si je m’engage, c’est forcément dans la durée. C’est ainsi que je conçois l’engagement en 1974.

La deuxième étape de mon engagement a lieu le 13 juillet 2006.

Je fais alors avec Françoise une session Vivre et Aimer. Le stage se déroule pendant 2 jours, il y a 13 thèmes, et nous devons écrire en vérité 13 lettres d’amour à notre conjoint. A la fin du stage, il y a une messe.

Nous sommes donc 40 personnes, soit 20 couples, dans cette église. A l’issue de la cérémonie, le prêtre invite chaque homme à faire face à sa conjointe et nous engage tous (c’est sa formule) à vivre un amour responsable, fidèle et inventif. Ces 3 mots sont à jamais gravés là (Pierre montre son front). Et cela se passe 32 ans après notre mariage…

Peux-tu développer cette formule qui t’a tant marqué : “Vivre un amour responsable, fidèle et inventif” ?

Alors pour moi, vivre un amour responsable c’est respondere « répondre de, répondre de ce qui nous arrive » . J’aime cette formule d’un compiégnois, Georges Guynemer, qui a été un as de l’aviation militaire en 1914 : sa devise, qui pourrait être la mienne, c’est « faire face ». C’est quoi, faire face ?

C’est apporter un soutien à l’autre, à sa famille, c’est ne pas dépenser plus que ses capacités financières.

Comment vivre un amour fidèle ? Mon troisième prénom c’est Fidèle, c’était le prénom de mon grand-père maternel. Je suis fidèle dans tous les domaines, pas seulement en amour, mes amitiés ont plus de 50 ans, et je suis fidèle depuis 1959 à l’OGC Nice ! (rires)

Enfin, vivre un amour inventif, qu’est-ce que c’est ? (sourire) Ça c’est difficile… L’inventivité, pour nous, fut de vivifier notre couple, par des découvertes communes que permettent les voyages, les musées et les nouvelles amitiés partagées. D’ailleurs beaucoup de mes amies sont devenues des amies de mon épouse. C’est quelque chose qui a beaucoup régénéré et nourri notre couple.

“Vivre un amour fidèle, responsable et inventif”

Ma troisième définition de l’engagement est le fruit de mes réflexions en 2019. J’ai fait quelques recherches en étymologie ; chez Montaigne s’engager « c’est entrer dans une situation contraignante, se lier par une promesse ».

Promesse d’aimer toute une vie, c’est là où l’on rejoint la folie ! Comment peut-on, à 20 ou 25 ans, s’engager à vivre une vie d’amour de l’autre, alors qu’on ne sait même pas ce que c’est d’aimer ?

Je me souviens d’un couple que j’accompagnais, et la dame dit à son mari : “si tu ne bouges pas, je serai prête à divorcer“.

Je lui ai dit avec autant de tact que possible : “Aimer inconditionnellement, ce serait plutôt ‘je t’aime avec ton immobilité actuelle’… »
Pour moi, ce qui est le plus juste, toujours en termes d’étymologie, c’est « se lier par une convention ». Quand je réfléchis, lorsque je m’engage il y a 45 ans, c’est dans l’ordre naturel des choses. N’oublions pas que la base 6 est conformiste : je savais que Françoise m’attendait… Et elle a tout de même attendu 7 ans !

Aujourd’hui j’ai envie de dire – mais c’est parce que j’ai fait un chemin de vie avec un grand « V » – que s’engager dans un couple c’est bien sûr engager sa liberté…

Sur un plan égocentrique, c’est une limitation, mais sur un plan spirituel, ce n’est plus ça du tout. C’est engager ma liberté pour faire que ma vie soit don, don de soi à un autre.

Engager sa liberté pour faire don de soi à l’autre

Naturellement, je ne voyais pas du tout cela, ni en 2006 ni en 1974, et pourtant c’est si vrai…

Je pense à un groupe de parole en Ennéagramme au cours duquel un couple demande à un autre, dont l’homme était de base 8 et la femme de base 9 : « Mais comment ça tient entre vous ? »

La femme 9 a alors eu cette réponse magnifique : « Nous avons décidé d’aimer ».

Car l’engagement n’est pas simplement une attirance physique ou émotionnelle. Il y a aussi quelque chose de l’ordre de la volonté.

En 2013, j’ai organisé une exposition de broderies de Pondichéry et j’en ai acheté une montrant les 3 étapes de l’amour.

D’abord l’amour érotique, l’amour désir, l’amour Eros, le couple est presque dénudé.

Ensuite, à côté on voit un couple plus habillé, ils ne se touchent pas, là c’est l’amour amitié, Filia.

Enfin, la troisième étape est représentée par une divinité, c’est Agapè, l’amour divin.

L’engagement est à la fois liberté et contrainte. J’ai la liberté de m’engager, mais si je m’engage, je suis tenu par mon engagement. Et si la contrainte l’emporte, alors l’engagement est menacé.

“Le couple est un lieu de cohésion et d’harmonie”

Qu’est ce qui est à la racine de ton engagement ?

Là encore, une phrase de Christiane Singer illustre bien ce que je vis : « Ce qui rend le mariage si fort et indestructible, c’est qu’il réunit un homme et une femme autour d’un projet ».

Quel était ce projet ? Depuis tout petit, je me souviens de mon père disant que l’essentiel dans la vie était de fonder une famille, et de veiller à la conserver unie. Ce fut ma volonté, d’autant plus désireux de cette unité que j’avais souffert du divorce de mes parents.

En fait, mon projet est celui d’Ulysse : avoir une vie bonne ! Il n’y a pas de joie durable sans harmonie, sans cohésion.

Le couple serait donc un lieu de cohésion et d’harmonie ?

Absolument ! C’est une source de vie bonne, profonde et durable.

En fait, à la racine de mon engagement, il y a là encore 3 éléments de réponse.

D’abord un projet de vie qui est de fonder une famille unie, source de joie profonde.

Ensuite, ma personnalité est marquée par la loyauté, la fidélité, l’engagement. Bien entendu, c’est un engagement qui rassure.

Encore une fois je vais citer Christiane Singer : « Aucun cœur n’est assez endurci pour ignorer que, depuis le début des temps, l’espoir des mondes créés repose tout entier sur l’homme et la femme qui se gardent fidélité, au coeur même des naufrages et de la mort » .

Comme par hasard, un des premiers mythes que j’ai retenu, c’est celui de Baucis et Philémon. Ce mythe m’est très cher, et c’est avec lui que j’ai commencé à initier mes petits enfants aux mythes grecs.

Pour récompenser Baucis et Philémon de leur générosité, les dieux honorent leur souhait de mourir ensemble.

Lorsqu’ils meurent, ils sont transformés l’un et l’autre en arbres – Baucis en tilleul et Philémon en chêne – leurs racines et leurs branchages sont à jamais reliés.

Le troisième élément de réponse, c’est la confiance en l’autre. Pour moi, m’engager c’était faire route ensemble. Et ça me paraissait facile, c’était évident ! Pourquoi ? Parce que nous avions déjà plus de 7 ans de vie commune.

A quoi t’es-tu engagé ?

Là c’est l’ancien juriste qui parle, le code de la famille est très clair : je me suis engagé à subvenir aux besoins du couple, avec une assistance mutuelle.

Et j’ajouterai : rendre heureuse mon épouse, et ne pas faire vivre à nos enfants la souffrance de voir leurs parents se déchirer.

Qu’est ce qui vous a rendus confiants l’un vis à vis de l’autre ?

J’ai posé la question à Françoise hier à midi ! (rires)

Elle m’a répondu « Tu me paraissais un homme bon, sérieux, prêt à t’engager. Nous avions une volonté semblable de réussir, nous étions travailleurs, courageux et droits. Nous ne nous laissions pas distraire par les sirènes ».

Pour ma part, ce sont nos 7 ans d’expérience vécus ensemble : des études, un travail, des voyages. J’aimais vivre au quotidien avec cette femme, j’admirais son intelligence et sa détermination. J’étais confiant.

Qu’est ce qui a favorisé un engagement durable dans votre couple ?

45 ans de mariage et 51 ans de vie commune ! Comme je disais précédemment, l’engagement est à la fois liberté et contrainte, si la contrainte l’emporte l’engagement est menacé.

Qu’est ce qui a fait que nos deux libertés l’ont emporté ? D’abord l’attirance et le plaisir physique, ensuite la joie d’être ensemble pour partager projets et centres d’intérêts communs. Joie aussi de nous retrouver après quelques journées de séparation, déplacements professionnels….

C’est aussi le désir d’offrir un cadre épanouissant à nos enfants. Sur ce point, Françoise a joué un rôle essentiel dans la solidité de notre couple. Elle est vraiment le visage de la douceur, de la patience (et avec moi il en faut !), et il n’y a pas femme d’humeur plus égale.

Je pense aussi que ce qui a favorisé notre engagement dans la durée, ce sont des valeurs communes pour éduquer nos enfants. Nous avons été à la fois très exigeants et très affectueux. Nous partagions une culture commune, des origines sociales semblables, nos deux familles se sont faites à la force des bras. Nous avons tous deux fait des études juridiques, et nous partagions le même goût des voyages, de l’art, de la Beauté.

Ce qui me semble aussi fondamental pour un engagement durable, c’est une attention quotidienne à l’autre, manifestée par des tous petits gestes. Je peux te dire que les 5 langages de l’amour, je les cultive ! Le toucher physique, les moments de qualité, les services rendus, les paroles valorisantes, les cadeaux, ça je sais faire !

Aussi, chose essentielle, l’absence de compétition entre nous. J’aurais pu m’énerver quand je voyais ma femme aussi brillante. Moi, j’étais le mari qui accompagnait sa femme lors des cocktails, et j’étais si fier d’elle (sourire).

Pour Françoise, la durabilité repose sur la générosité, donner de son temps, de son énergie aux autres, puis elle a ajouté “La patience face à tes énervements” ! (rires)

“Joie de témoigner qu’un amour résiste au temps”

En ce qui me concerne, j’aimerais ajouter que notre engagement s’est renouvelé et nourri de nos apports mutuels.

Par sa foi discrète, mon épouse m’a ouvert à la foi, et par ma connaissance de l’être humain je l’ai amenée à être plus en vérité avec elle-même.

Je crois aussi, et ce n’est pas le moins important, que nous avons eu la capacité de marier l’indépendance et l’interdépendance au sein de notre couple.

J’ai d’ailleurs écrit un petit texte à ce propos la semaine dernière. Nous avons été invités par deux accompagnateurs à nous arrêter quelques minutes, et à poser notre regard sur un arbre. Celui que j’avais en face de moi avait deux troncs, j’en ai tiré un texte (voir ci-dessous).

Vois-tu des limites à l’engagement ?

Quel est le coût d’un engagement ? L’engagement ferme les possibles, choisir une femme c’est renoncer à toutes les autres…

Le psychanalyste Daniel Sibony nous interroge : « À quoi est-on fidèle en trahissant, que trahit-on en étant fidèle ? » On trahit sans doute cette pulsion de vie qui est en nous, et qu’on voudrait partager.

Ce qui a mis à mal mon engagement, c’est mon exigence, à 52 ans, lorsque j’ai demandé à Françoise de diminuer son activité.

Quels sentiments, quels fruits naissent d’un engagement durable ?

Une dernière phrase de Christiane Singer : « Le non-engagement que nous prolongeons n’est déjà plus du vivant. Le non-engagement rend inconsistant. Les graines que le vent emporte finissent par se prendre aux branches, et y pourrir. Seules celles qui se sont faites lourdes et tombent au sol, s’y enfoncent et germent ».

Moi je dirais que les fruits nés d’un engagement durable, c’est la joie de demeurer unis, d’apprendre à aimer.

C’est cette phrase prononcée par un prêtre lors du mariage, et que les jeunes couples ne comprennent pas toujours : « Vous ne vous mariez pas parce que vous vous aimez, vous vous mariez pour vous aimer ».

Joie d’avoir montré un chemin à nos enfants, joie de vivre un sentiment de légitimité lorsque j’anime des sessions couple, joie de témoigner qu’un amour résiste au temps : notre exemple fait du bien autour de nous.

Joie pour qui veut développer une plus grande humanité, de voir l’autre me révéler mes limites.

Joie enfin de voir que notre union n’est pas seulement le résultat de deux volontés, mais est aussi l’œuvre de la grâce… <∫ >

Les deux troncs

Texte de Pierre Angotti

S’arrêter, s’asseoir et regarder l’arbre qui nous fait face.
Peut-être dira-t-il quelque chose de nous ?
Tiens, en voilà un à la forme étonnante.
Avec ses deux troncs très proches l’un de l’autre, ne dirait-il quelque chose du couple ?

À l’origine, une union rapprochée.
Presque fusionnelle.
Puis, avec le temps, les troncs se sont quelque peu éloignés l’un de l’autre, apprenant comme le rappelle le poète, qu’il est bon, à l’image des piliers d’un temple, de laisser des espaces dans une communion.
Pour autant, ils demeurent unis à leur base.
Marier indépendance et interdépendance.
Ne serait-ce pas là l’un des secrets d’une union heureuse et durable ?
Quel beau développement ces troncs donnent-ils quand, dans leur hauteur, ils déploient leurs branches solides ; puis, à leur extrémité, d’autres toutes nouvelles.
Ne s’agirait-il pas de ces nouvelles générations, fruits de l’amour ?
Les avons-nous cependant bien regardés ?
N’y voyons-nous pas aussi le lierre parasite ?

Quels sont ces parasites qui menacent ou étouffent nos vies ?
Nous n’avions vu que la lumière parant leurs troncs.
À présent, ils se disent en vérité : ils sont à la fois lumière et ombre…
Oui, les arbres parlent bien de notre histoire personnelle.

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