Célébrer… à table !

Diététicienne, nutritionniste, comportementaliste ? Audrey Terel est un peu tout ça à la fois ! Son approche est fondée avant tout sur le comportement, les sensations alimentaires et la compréhension du rapport émotionnel à la nourriture.

Convaincue que manger doit continuer à rimer avec plaisir et convivialité, plutôt que culpabilité ou frustration, elle mène avec chaque patient(e) un travail personnalisé, pour aider leurs corps à retrouver une régulation naturelle.

Entretien réalisé par Marie-Noëlle Borel.

“Lorsqu’elle est associée au plaisir d’être ensemble, l’alimentation partagée est toujours à sa juste place.”

En préparant cet entretien, j’ai noté trois mots autour de la notion de célébration : manger, boire et cuisiner… Par quoi tu voudrais commencer ?

Alors commençons par manger et boire !
Ce qui fait l’événement, c’est notamment une alimentation qui est différente. La nourriture des célébrations (mariage, Noël, anniversaire…) n’est pas l’alimentation de tous les jours : elle est plus riche, dans tous les sens du terme. On marque l’exception, avec souvent une appréhension sur les conséquences de ces exceptions.

Mais ce n’est pas parce que la nourriture est différente, plus riche, grasse ou sucrée, que le corps ne va pas savoir la gérer – bien au contraire. Notre organisme a une longue expérience du processus de digestion, il identifie parfaitement le type et la quantité de nutriments absorbés, et il a toute la capacité pour les réguler.

Ce qui peut être plus complexe sur les fêtes de fin d’année, c’est l’enchaînement des convivialités : la soirée de l’entreprise, le Noël dans une ou deux familles, la fête des amis…
Tout ça peut représenter un certain cumul, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut faire une détox en début d’année ! La régulation se fera naturellement sur la période d’après, plus calme.

Le gros piège, c’est d’appréhender les excès des fêtes et de tenter d’y mettre du contrôle en amont. Parce que plus on va tenter de contrôler, plus on va s’imposer des restrictions et des frustrations, avec un risque accru de lâchage complet.

L’autre piège, c’est de se dire « je ferai attention après ».
Parce que dans ce calcul, il y a l’idée que ces aliments « exceptionnels » vont nous manquer après… Or notre corps va parfaitement enregistrer ce message, et d’autant plus qu’il a été soumis à d’autres moments de contrôle. Sans en prendre conscience, on va donc manger plus, et d’autre part, le corps va dépenser moins, pour éviter la frustration à venir.

Cette manière contrôlée de manger en période de fêtes ou de célébrations aura toujours pour effet de diminuer le plaisir qu’on y prend. C’est d’autant plus dommage que, de façon générale, l’alimentation partagée est toujours à sa juste place !

L’injonction à la fête peut être un véritable stress !

Comme une célébration se fait par définition en groupe, cela veut dire que si on mange à plusieurs, même beaucoup ou trop, il ne peut rien se passer de grave ?

Exactement ! Quand on parle de troubles du comportement alimentaire – allant jusqu’à des compulsions d’autodestruction – il s’agit en fait presque exclusivement de comportements solitaires, loin du regard des autres, parce qu’ils sont associés à de la honte ou de la culpabilité.

L’alimentation a un double rôle : individuel – se nourrir pour répondre à des besoins énergétiques – et collectif – partager le repas pour se retrouver.
On constate la même chose pour l’alcool, dont la consommation est présente dans de nombreux rituels de célébration collective : bien sûr qu’il peut y avoir des excès, mais le rôle de cette consommation n’est pas du tout le même qu’un besoin de boire seul(e) pour décompresser, ou se donner du courage.

Si je comprends bien c’est le comportement – voire la motivation profonde derrière le comportement – qu’il faut regarder, et non l’aliment en soi ?

Exactement. Et bien sûr, il y a tout le contexte de ces « fêtes » : elles sont présentées, pour ne pas dire marketées, comme un moment où tout doit être joyeux, plein du bonheur d’être ensemble, en famille… Et si c’est vraiment vécu comme ça, tant mieux !

Mais cette injonction permanente au festif et à l’abondance peut aussi nous renvoyer à une autre réalité : la solitude, des deuils, des manques ou de la précarité. Dans ces situations, la nourriture ou l’alcool peuvent faire office de compensation émotionnelle, ce qui n’est pas leur juste place…

Détox alimentaire ou détox familiale ?

C’est vrai que dans la plupart des célébrations, on pose d’office le postulat que tout le monde a envie d’être là…

Sauf que tout le monde n’en a pas forcément envie ! Or, on a parfaitement le droit de ne pas en avoir envie, pour différentes raisons.

Il faut laisser la possibilité de ne pas réussir à être pleinement heureux dans l’instant présent, indépendamment des injonctions.
Les fêtes de fin d’année sont souvent associées aux « réunions familiales ».
Or il arrive que la famille soit toxique (ou vécue comme telle). Ce serait plutôt cette détox là qu’il faudrait faire, plutôt qu’une détox alimentaire…

S’autoriser à dire non à ces invitations, à dépasser cette croyance et cette culpabilité, cela peut finalement être beaucoup plus allégeant – dans tous les sens du terme. Rester à distance pendant quelques années peut permettre de mieux revenir… ou pas.

Dans les fêtes de famille, on peut avoir le schéma de quelqu’un qui prend beaucoup de place émotionnelle dans les discussions, par exemple pour parler de lui/d’elle, se plaindre, dramatiser, ou encore enjoliver ses réussites.
Or souvent, on a en face un autre membre de la famille qui a pris l’habitude de ne pas s’exprimer, faute de place ! Le moment du repas peut donc être l’endroit où on « ravale » littéralement tout ce qu’on ne dit pas.

Il y aussi le fait que les fêtes de fin d’année sont le moment où on prend des nouvelles les uns des autres, parce qu’on se voit peu ou moins le reste de l’année. Et lorsque j’accompagne des patients qui veulent retrouver leur poids de forme, les repas de famille sont aussi le moment d’un bilan, voire du jugement : j’ai perdu du poids – ou pas – donc j’ai réussi – ou pas. On va me demander combien j’ai perdu, on va m’encourager à manger « pour faire plaisir », ou au contraire on va me faire des remarques sur ce que je mange.

Souvent, ces schémas ne changeront pas : celui qui occupe beaucoup d’espace continuera à en prendre, celui qui délivre le jugement continuera à le faire, et ainsi de suite. Mais on peut choisir d’observer ces mécanismes en conscience, d’y mettre des mots, puis reconnaître et accepter son besoin de compensation émotionnelle, et le gérer autrement qu’en mangeant ou en buvant plus que ce qui nous fait vraiment plaisir.

Que signifie alors la volonté de contrôler son alimentation ? Est ce que tu observes là aussi un lien avec les émotions ?

Oui, c’est exactement le même schéma, mais en sens opposé. Contrôler ce qu’on mange et ce qu’on boit, c’est une manière de contrôler ses émotions, qu’elles soient positives – le plaisir, le goût – comme négatives – le trop plein.

Générer des «pensées alimentaires», avec un jargon technique, évite de se connecter aux sensations physiques, et aux émotions qu’elles procurent.

En résumé, lorsque le rapport à la nourriture se dérégule, c’est le plus souvent un mécanisme de compensation émotionnelle, en réaction à une situation donnée.

J’aimerais revenir sur le lien que tu faisais entre parole et alimentation, tant ces deux activités me semblent centrales dans toute célébration..

En psychologie, le trouble alimentaire est relié à ce qui n’est pas dit. Après tout, la norme, c’est qu’on ne parle pas la bouche pleine !

Donc si on n’a pas la possibilité de communiquer à l’extérieur ce qu’on vit, le fait de manger ou boire sera une façon détournée pour le corps d’occuper l’espace qui lui est nié, ou dont il a besoin. Et qu’est-ce que prendre du poids ou en perdre, ? C’est prendre plus ou moins de place.

Dans ces célébrations, comment vois-tu le rôle de celui ou celle qui cuisine pour les autres ?

J’ai surtout en consultation des femmes, qui sont encore aujourd’hui soumises à ce rôle social de « nourrir les autres ».
On a le cas fréquent chez les jeunes mamans, qui veulent bien faire, cuisiner sainement pour leur enfant, puis manger avec lui/elle, puis finir son assiette pour lui donner l’exemple.

Et l’enfant sera aussi très sensible à l’atmosphère générale autour du repas : s’il y a du stress et un enjeu émotionnel, même peu conscient chez le parent, alors manger ne sera pas associé à un moment de plaisir détendu.

Selon les familles, on peut aussi avoir un schéma où toute émotion a été « gérée » par de la nourriture : tu es triste, je te fais un gâteau, ou ton plat préféré. C’était – et c’est encore – un moyen fréquent de neutraliser les émotions négatives !

Aujourd’hui, on propose du sport ou de la méditation, pour s’apaiser, mais encore faudrait-il commencer par reconnaître et accepter de vivre les émotions négatives, comme la tristesse par exemple.

Ces émotions négatives ont une fonction, et une utilité : elles informent sur une situation à changer, ou à vivre autrement.

“Où est passée la spontanéité ?”

Parlons un peu de cette masse écrasante d’injonctions sociales pour les femmes… J’ai le sentiment que cuisiner revient en force au catalogue depuis quelques années, à côté du physique parfait, de la taille 36, de la super maternité, la super carrière, le super couple, et j’en passe ?

C’est exactement ça ! Or, pour beaucoup de femmes, les célébrations représentent une sorte de concentré de tout ce qu’il faut réussir parfaitement : briller de mille feux dans sa micro-robe à paillettes, décorer la maison, prévoir des cadeaux pour tout le monde, être une hôtesse parfaite, savoir tenir n’importe quelle conversation familiale sans s’énerver, afficher bien sûr un bonheur familial exemplaire, et avoir cuisiné pendant des heures des choses originales et raffinées…

Ça devient un tribunal, avec un jugement social qui est rendu sur l’ensemble de la prestation. On revient à la notion d’hypercontrôle, jusqu’à l’épuisement !

En fait, le piège avec les célébrations à date fixe, c’est qu’elles ne laissent que très peu de place à la spontanéité, ou au simple plaisir du moment présent.
Or, on sait tous et toutes que les meilleures soirées sont parfois totalement improvisées, et qu’une fête attendue de longue date pourra finalement s’avérer décevante, et ce, pour des raisons qui nous échappent parfois totalement.

“Dissocier le rôle familial de son identité”

En écho à cet hyper-contrôle de la date fixe, il y a aussi le schéma familial immuable, avec la répartition des rôles à jouer dont tu parlais tout à l’heure. Difficile de s’autoriser à juste “être” dans tout ça !

Bien sûr, et pourtant c’est la clé… Celui ou celle à qui le système familial a attribué le rôle du Gourmand – ou de la Bonne Vivante – pourra de temps en temps s’autoriser à ne pas jouer ce rôle, voire à le remettre à quelqu’un d’autre, même si ça déséquilibre un peu la distribution des rôles au spectacle !

On a le droit d’être fatigué(e) ce jour-là, d’avoir eu une année plus ou moins bonne, c’est aussi simple que ça.
Il est donc vital de dissocier le rôle social – qui a pu nous être attribué par un système familial – et notre identité profonde : pour beaucoup de personnes, c’est un processus qui prend du temps.

Les célébrations familiales constituent une excellente opportunité de s’observer : Est-ce que je m’autorise à être vraiment moi-même ? Qu’est-ce que je rejoue, qu’est-ce que je transmets à mon tour, sans en avoir toujours conscience ?

Lorsqu’on parle des repas de famille, je dis souvent à mes patients : « allons-y, ouvrons le rideau ». C’est une pièce de théâtre !

Il est rare que les membres de notre famille changent, autant dire que ça n’arrive jamais… En revanche ce qu’on peut changer, c’est notre manière de nous identifier – ou pas – à ce rôle.

Est ce que tu observes des schémas de transmission familiale de ces rôles ?

Ça peut sonner comme un stéréotype, mais en effet, tout ce qui relève du trouble du comportement alimentaire se transmet généralement de mère en fille… C’est plus large que l’alimentation, ça touche aux représentations féminines inconscientes : la beauté, la valeur qu’on y attribue, la minceur comme critère de beauté, le rôle social de nourrir les autres, et bien sûr l’obligation de contrôler tout ça.

Lorsqu’il y a trouble du comportement alimentaire, c’est qu’il y a un trouble du non-dit : alors c’est le corps qui dit…

Dès que ces schémas et ces représentations sont conscientisés, alors on peut s’en éloigner, trouver sa propre identité, et stopper la transmission « qui pèse ».

Comment travailles-tu avec tes patients en consultation sur cette idée de lâcher prise, ou de laisser venir les émotions ?

Je commence souvent par les émotions positives… Apprendre à cueillir le moment présent, s’autoriser à ce que ça aille, se régaler avec un repas délicieux, un verre de vin, un dessert, ou une simple salade qui nous fait envie.

Parfois ce n’est pas ce qui était attendu ou planifié, mais ce qui s’est présenté. Donc aussi lâcher prise sur des projections mentales de type « je me représente la manière dont ça DOIT être », même si c’était programmé à l’avance.

“Prendre du recul sur l’image et la symbolique”

C’est quand même compliqué de négocier entre la force symbolique du rituel et la spontanéité du moment…

Oui, surtout quand on attend beaucoup, voire trop, de la célébration… Si c’est le seul moment de réunion festive de l’année, c’est clair que la pression va être énorme.

Plus on s’octroie des plaisirs simples et conviviaux dans notre vie de tous les jours, plus on va s’autoriser à considérer cette date comme un dîner parmi d’autres.

On a le droit de prendre du recul sur la symbolique, car on n’a aucune obligation de continuer à y souscrire quand ça fait moins – ou plus du tout – partie de notre identité.
Et ainsi on peut s’autoriser à profiter du moment présent, avec ses bonnes surprises !

Quel regard portes-tu sur l’influence des réseaux sociaux, dans cette nébuleuse d’injonctions ? Instagram et ses photos Fooding, c’est quand même un bombardement permanent ?

Ça dépend bien sûr du recul pris par rapport à ces réseaux, mais bien sûr : l’effet amplificateur est énorme.

Instagram et les réseaux incarnent notre société d’hyper-contrôle et de mise en scène de nos vies par l’image, donc tout ce qui est vécu doit être exceptionnel. La vie quotidienne doit déjà être magique, joyeuse – ou affichée comme telle – alors que dire des fêtes et célébrations !

On a beaucoup parlé des femmes, mais qu’en est-il des hommes, et de leurs rôles à eux ?

Ils ont leurs injonctions aussi, bien sûr… Mais ces injonctions sont moins sur le sujet spécifique de la nourriture, et peut-être plus sur le contrôle de leur apparence, leur musculature, leur santé…

Quand j’ai des hommes en consultation, la grande difficulté pour eux est de se connecter aux émotions, pour comprendre ce qui déclenche la dérégulation du comportement alimentaire et la réaction du corps. C’est peut-être l’injonction qui reste la plus forte, encore aujourd’hui !

Une autre difficulté, voire un défi pour eux, peut justement être de se positionner : les hommes, et notamment les pères, sont les premiers juges – donc le premier référentiel extérieur – pour l’image de soi de leurs filles.
Ils ont aussi un rôle de compensation et de rééquilibrage à jouer quand la mère transmet (inconsciemment) à sa fille le schéma dynastique : ne mange pas trop sinon tu vas grossir (et tu ne seras pas aimée), ou ta fonction prioritaire est de nourrir (cuisiner pour) ta famille – sinon tu ne seras pas aimée.

Le père peut s’interposer et corriger ce message ; à condition que lui-même se soit éloigné de ces croyances…

“Lâcher prise et profiter de la vie !”

Si on résume… comment se libérer et profiter pleinement de ces moments partagés de célébration ?

Sur le comportement alimentaire : observer et repérer les schémas automatiques, les éléments déclencheurs, ce qui veut dire se connecter aux émotions vécues et aux sensations physiques.

Dans notre société où on mentalise et on contrôle tout, il est plus facile de venir chercher un régime – c’est-à-dire un protocole extérieur – plutôt que se pencher sur nos mécanismes intérieurs. Essayer d’inverser ce schéma c’est vraiment la première étape.

Et quand les célébrations sont vécues comme des éléments déclencheurs de compensation émotionnelle, il faut mettre des mots sur le rôle social qui nous a été attribué – ou que nous avons choisi – pour exprimer en quoi ce n’est pas nous. Que ce soit manger, boire, s’épuiser en cuisine ou attendre les compliments des invités, il est bon de s’observer et prendre de la distance.

En Ennéagramme, on dirait “se désidentifier de l’égo”…

Oui, en effet, il ne s’agit pas de changer ou de supprimer ces conditionnements, qui font partie de nous et de notre histoire… Plutôt d’en avoir conscience, et de choisir de ne pas toujours les suivre.

Les célébrations et les fêtes en général peuvent être une excellente période pour décider de mieux se connaître, et mettre en sourdine les voix toxiques qui nous pilotent.

Conclusion : manger, boire, arrêter de se juger, lâcher prise, accepter l’imperfection et célébrer plutôt la vie ! <∫>

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